Des migrants dans un centre de détention en Libye. (c) Photo OIM/2017
Entre 2017 et 2019, un quart des migrants de retour en Côte d’Ivoire étaient des femmes. Soit 5 fois plus que le taux global observé dans les autres pays d’Afrique de l’ouest francophone selon un rapport de l’organisation internationale pour les migrations (OIM) publié en septembre 2019. En 2018, les femmes ivoiriennes faisaient partie du top 5 des nationalités ouest africaines déclarées arrivées illégalement par la mer sur les côtes italiennes. Elles surpassaient de loin le Burkina Faso, le Mali, la Guinée Si la proportion des femmes ivoiriennes se rapproche de celle du Nigéria, le ratio avec la population des deux pays place la Côte d’Ivoire en première place devant le Nigéria (10%). Au même moment, les migrants ivoiriens représentent la troisième nationalité d’Afrique de l’Ouest et centrale à arriver de manière irrégulière en Espagne, constituant 4 % du total des arrivées avec environ 3 000 arrivées déclarées. En Italie, « alors que les femmes ne représentaient que 8% des Ivoiriens ayant débarqué en 2015, elles représentent 46% du total en 2019». La plupart d’entre elles subissent une forme d’exploitation au cours de leur parcours et reviennent souvent totalement désillusionnées quand elles ne trouvent pas la mort en route. Zoom sur le rêve cauchemardesque de ces migrantes.
Emma, 31 ans, Ivoirienne rescapée de la migration irrégulière, nous raconte son histoire.
Nous l’avons rencontrée un lundi après-midi, dans la commune de Treichville, dans le sud d’Abidjan. Elle, c’est Emma Flora Tian Lou, une ex-migrante de retour comme elle aime se définir. Son histoire prend pied en 2016 quand, à 26 ans, la jeune femme entame son voyage. Cette même année, elle a pour compagnes d’infortune d’ autres femmes ivoiriennes qui traversent le Sahara et la Méditerranée portant en elles le rêve de l’Europe à tout prix. Pourquoi a-t-elle décidé de prendre cette décision ? Selon elle, ses conditions de vie étaient de plus en plus difficiles. En effet, avec son emploi de coiffeuse, elle n’arrivait pas à subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa fille de 7 ans dont elle avait l’entière charge. Elle décide alors d’emprunter ce qu’elle considère comme la route de l’espoir, encouragée par son fiancé déjà en exil au Maroc. Sa première destination fut l’Algérie où elle espérait exercer un travail d’aide-ménagère qui serait rémunéré à 49.000 fcfa/Semaine, soit 196.000 fcfa/mois. Ce qui est de loin supérieur à ce qu’elle pouvait prétendre gagner en Côte d’Ivoire où le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) est fixé à 60.000 et le métier de coiffeuse qu’elle exerçait depuis des années ne lui rapportait que 30.000 fcfa mensuellement. Pour elle qui peinait parfois à obtenir 1.000 fcfa par jour, ce voyage en Afrique du Nord avait pour objectif de réunir un financement conséquent et revenir en Côte d’Ivoire pour investir dans la réalisation de ses projets.
Devant l’insuffisance de ses moyens financiers, c’est la voie terrestre qui s’impose à elle afin d’arriver en Algérie en passant par le Ghana, le Togo et le Niger. Mais c’est véritablement à Agadez (Niger), pendant la traversée du Sahara, que débute son calvaire. Mal informée, Emma avait sous-estimé la dangerosité de la région. Le désert ” il n’y a pas d’entrée, pas de sortie“, confie-t-elle. C’est avec un traumatisme qu’elle vit en direct les abandons de ses compagnons d’infortune qui ne peuvent embarquer immédiatement lorsque adviennent des pannes du véhicule. Les passeurs ne peuvent risquer de se faire prendre par la police. Emma, qui avait prévu de rester en Algérie, fait avec son compagnon l’expérience du racisme par des injures et autres mauvais traitements. C’est ainsi qu’enceinte de cinq mois, une autre traversée du désert s’impose à elle dans l’optique d’atteindre la Libye. Cette fois, elle subit une agression sexuelle de la part d’un des chauffeurs, qui surement ému par ses supplications ne va pas au bout de sa tentative de viol. Une autre femme, n’a pas cette chance et est abusée publiquement, sous les yeux de tous les occupants du véhicule. Après le désert, Emma arrive en Libye. L’espoir pour elle renaît. Elle pourra enfin prendre le large pour l’Italie. Contre toute attente, elle et bien d’autres femmes d’Afrique de l’Ouest sont arrêtées et faites prisonnières à Tripoli, avec la complicité de leurs propres passeurs et sont enfermées avec des centaines hommes. Enceinte, et en proie aux coups de fouet, elle n’a reçu aucun soin médical durant les trois semaines passées derrière les barreaux. Emma mange très peu dans sa condition, juste une fois par jour. Les dons des organismes humanitaires sont détournés par leurs bourreaux.
Quel itinéraire empruntent les femmes ivoiriennes?
Plusieurs itinéraires sont empruntés par les migrants et les migrantes convergeant tous vers l’Afrique du Nord. Les principales routes terrestres passent par le Burkina-Faso et le Mali. Les voies aériennes sont plus empruntées par les femmes. Selon Hervé N’Dri, président-fondateur de l’ONG LISAD (Lutte contre l’Immigration illégale Secours Assistance et Développement), l’itinéraire des femmes ivoiriennes se subdivise en trois grandes périodes migratoires. Ainsi, jusqu’en 2011, celles-ci avaient pour destination le Liban, au Moyen-Orient, où elles exerçaient les travaux domestiques une fois sur place. Entre 2011 et 2015, on a pu observer le boom de la migration clandestine féminine et cette fois-ci ce sont les pays du Golfe qui sont visés, en l’occurrence le Koweït, le Qatar, l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, le Kurdistan. Et c’était toujours une migration pour le travail. Depuis 2015, c’est par le Maghreb que les femmes ivoiriennes transitent pour gagner l’Europe. Les pays de choix sont alors la Tunisie et le Maroc. La principale raison est la facilité administrative de s’y rendre, notamment l’absence de visa entre la Côte d’Ivoire et ces deux pays.
En effet, 69% des hommes partent par la route et 30% par avion. Pour les femmes, 70% disent être parties en avion (60% vers la Tunisie et 10% vers le Maroc) contre 30% par la route, selon les chiffres de l’OIM. Plusieurs raisons sous-tendent ce choix. L’on peut aisément comprendre que la sécurité qu’offre la voie des airs est plus adéquate pour les candidates féminines qui préfèrent éviter les exactions qu’elles pourront rencontrer le long d’un voyage terrestre. Mais ce choix de voyage est également bien plus coûteux. Ce sont des milliers de francs qui y sont injectés. Cela signifie que les femmes bénéficieraient éventuellement de plus de moyens financiers au départ ou de promesses de rémunération à l’arrivée.
La Tunisie a une position géographique stratégique entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe qui au fil du temps a fait d’elle une destination de premier choix pour les candidats à la traversée de la Méditerranée. C’est ce que nous rapporte la Radio Libre Francophone (RLF), interrogée à ce sujet. Chez les femmes, on assiste également à des changements d’itinéraire. Selon les données de l’OIM, il s’agit d’une réaction d’adaptation à des obstacles ou difficultés (voire des opportunités) qui se présentent, souvent à cause du manque d’informations fiables avant le départ. Cela est principalement le cas pour les femmes, qui avaient comme destination finale le Maroc ou la Tunisie et qui ont souhaité, par la suite, continuer jusqu’en Europe. En effet, elles se voient confisquer leurs passeports, ce qui crée des pénalités au-delà des trois mois de résidence autorisés sur le territoire. La traversée de la Méditerranée s’impose alors comme une évidence. Selon l’OIM, 19% des femmes contre 6% des hommes passent par un facilitateur ou un passeur pour financer leur migration malgré les risques encourus : trafic et traite des personnes.
La Route de Méditerranée centrale, la route de tous les dangers
La route de la Méditerranée centrale est une route migratoire traversant la mer Méditerranée au niveau de la côte ouest de la Libye, et rejoignant l’Italie ou Malte. Il s’agit de la principale voie d’accès à l’Union européenne au départ de l’Afrique. Pour les femmes ivoiriennes, comme pour la plupart des personnes originaires d’Afrique subsaharienne, la route empruntée est la route méditerranéenne centrale depuis la Libye, point de départ de la traversée maritime en direction de l’Italie. Les Ivoiriennes en majorité (62%), quittent la Côte d’Ivoire, transitent ou font escale en Tunisie, puis entrent en Libye. Les hommes voyagent majoritairement par la route avec différents parcours entre le Mali, l’Algérie et le Niger pour atteindre la Libye. Elle fait partie avec les routes de de la Méditerranée de l’Est et de l’Ouest des trois voies principales de la migration irrégulière. Elle est de loin la plus meurtrière et est de ce fait surnommée le ”tombeau des migrants”. De 2014 à 2021, le projet missingmigrants -une initiative mise en place par l’OIM pour documenter les décès et les disparitions de personnes en cours de migration vers une destination internationale-a dénombré plus de 8000 personnes qui y sont décédées contre à peine plus de 700 sur la Méditerranée de l’Est et 1000 sur celle de l’Ouest.
Entre arnaques et faux papiers, les réseaux clandestins de plus en plus puissants
Les femmes en particulier sont prises au piège de la désinformation en ce qui concerne le domaine de l’emploi et des conditions sociales et sociétales de la Tunisie. Elles se laissent alors aller par ce que les passeurs ou leurs connaissances sur le territoire leur font miroiter. Ce réseau facilite la migration des femmes ivoiriennes et les appuie avant le départ. Selon RLF, ce sont autant des Tunisiens que des subsahariens qui travaillent au départ des migrantes. Ils sont présents partout et utilisent les outils du digital tels que les réseaux sociaux les plus populaires ou les applications de messagerie les plus efficaces pour diffuser les informations et toucher le plus grand nombre en toute discrétion.
L’ONG LISAD (Lutte contre l’immigration illégale secours assistance et développement) affirme que ces personnes se trouvent partout, y compris dans les communautés religieuses, et procèdent par la méthode du bouche-à-oreille en jouant surtout sur leur crédibilité. Ce sont parfois des hommes de Dieu, des pasteurs, des imams…
Mais leur rôle ne se limite pas qu’à établir le contact, il va jusqu’à donner au voyage un aspect mystique et religieux, révèle Cherif Aziz, chargé de l’insertion professionnelle et de la migration des jeunes au sein de l’Union de la Jeunesse Communale de Daloa. Ces derniers sont installés en Tunisie, prient pour le bon déroulement du voyage et font office de passeurs. Une tactique d’endoctrinement qui sert à mettre en confiance les migrants quant au fait que la providence divine est de leur côté.
Sarah, une migrante de retour que l’on a rencontrée à Daloa, indexe les responsables des agences de recrutement des domestiques qui appâtent les filles qu’ils recrutent, en leur faisant miroiter un mieux-être à l’étranger. C’est par ce biais qu’elle a elle-même été embarquée pour le Koweït. Ces derniers, sans foi ni loi, vont jusqu’à falsifier l’état civil des plus jeunes, qui n’ont pas atteint l’âge légal de travailler dans ces pays, afin de faciliter leur expédition. Une véritable traite humaine qui se joue parfois en complicité des familles.
L’ONG LISAD corrobore cette information. Les femmes, explique Hervé N’Dri, sont appâtées par des réseaux ou des individus qui leur promettent de payer le voyage quand elles n’ont pas suffisamment de moyens. Ce qui inclut l’achat du billet et du visa pour les pays où cela est nécessaire. Pour ce faire, les intermédiaires font miroiter à l’arrivée des emplois bien rémunérés avec des conditions de vie et de travail agréables. Ils ne disent par exemple pas qu’elles seront des domestiques mais qu’elles pourront continuer d’exercer leurs emplois d’origine pour celles qui le désirent. Sarah, ancienne domestique et migrante retournée a vécu la même expérience; ‘‘J’ai été interpellée par un agent de placement qui m’a donné de fausses informations sur les conditions de vie au Koweït. Il m’a fait croire que j’allais être en pleine liberté avec un salaire rémunéré. Dès notre arrivée, on nous a confisqué notre passeport. Après deux heures de temps, nos employeurs sont venus nous chercher’’, nous témoigne t-elle.
Par ailleurs, ces réseaux sont très puissants car ils arrivent à détourner la vigilance de l’État ivoirien, qui a mis en place des restrictions quant aux voyages vers les pays du Golfe, en faisant transiter par la voie terrestre les femmes par les pays frontaliers que sont le Ghana, le Mali, le Burkina-Faso, le Bénin, le Togo. Objectif : détourner l’attention des autorités. Pour ce faire, ils leur font aussi établir des faux documents prouvant une activité commerciale. Une fois dans ces pays, elles sont reçues par un passeur qui les aide à migrer. Parfois, elles vont jusqu’à adopter illégalement la nationalité de ces pays de transit pour faciliter leurs voyages. Ce qui rend difficile la protection diplomatique de l’État de la Côte d’Ivoire quand le piège se renferme sur elles.
Retrouvez la deuxième partie de cet article ici.
Enquête réalisée par : Carelle Laetitia Goli, Charline Tiahi et Marthe Akissi de RTI info. Une initiative soutenue par Medialab Pour Elles, un projet CFI-Agence française de développement médias, avec le soutien de Anderson Diedri et Satou Kané.